source: http://www.educ-revues.fr/Diotime/AffichageDocument.aspx?iddoc=32892
L'une des compétences que l'on attend d'un citoyen, c'est celle d'être capable de réfléchir face à une situation problématique, afin de déterminer la meilleure solution, tant au niveau de son efficacité que de sa moralité. L'école doit donc répondre à cette double exigence : développer le raisonnement des enfants et leur socialisation. Or, précisément, l'exercice de la discussion philosophique nous semble être l'un des moyens privilégiés à la réalisation de cette double exigence.
Pour montrer que l'apprentissage du philosopher développe simultanément la réflexion et la socialisation des enfants nous proposerons dans un premier temps une définition de la philosophie pour enfants afin de préciser à quel type d'exercice nous nous référons. Puis, nous examinerons le processus par lequel cet exercice développe le raisonnement et, enfin, en quoi il affecte leur socialisation. Le but étant de proposer de substituer de concept d'" habitude " à celui de " compétence " pour expliquer les effets de l'apprentissage du philosopher.
Qu'est-ce que la philosophie pour enfants ? À quel type d'exercice nous référons-nous ?
Plusieurs pédagogies actives ont théorisé la nécessité d'aménager un espace au sein du cursus scolaire réservé à l'apprentissage du raisonnement. Nous nous référerons ici essentiellement à Dewey pour comprendre ce que signifie cet " apprentissage du raisonner ".
Nécessité d'apprendre à raisonner
C'est précisément à cette " logique du sens commun " ou encore à cette logique du chercheur que la philosophie pour enfants entend les exercer. L'apprentissage du raisonner à l'école n'a pas pour but de transformer les enfants en de petits génies de la logique formelle, mais plutôt de les familiariser avec la logique des " bonnes raisons " et, ainsi, les sensibiliser progressivement aux raisonnements fallacieux. D'où la place centrale de la logique dans le modèle lipmanien. Mais à cet apprentissage du raisonner, J. Dewey assigne une double contrainte : les principes de continuitéet d'interaction.
J. Dewey distingue tout d'abord le " principe de continuité ". Cette " continuité " désigne la volonté d'établir un lien entre l'expérience privée de l'enfant et son expérience scolaire. Pour J. Dewey, l'école doit devenir le lieu où l'enfant apprend à réfléchir sur ses propres expériences, à se les approprier et à les mettre au profit d'un engagement plus conscient. Cette contextualisation de l'apprentissage n'est d'ailleurs pas sans rappeler la pédagogie de Paolo Freire.
Le second principe distingué par J. Dewey est le " principe de l'interaction ". Ce principe désigne la qualité de l'interaction entre l'individu et son environnement. Interaction non seulement sur l'environnement matériel en tant que qualité de vie, mais également sur les autres individus. Pour que le développement du raisonnement ne devienne pas impersonnel et immoral, J. Dewey insiste sur une sensibilisation à l'efficacité de ce raisonnement. Les enfants doivent prendre conscience de leur importance au sein de la communauté de recherche et prendre ainsi conscience de leur responsabilité au sein du groupe.
Didactique et méthodes
Après avoir observé la diversité des méthodes utilisées pour enseigner la philosophie aux enfants (notamment celle d'Alain Delsol, de Jacques Lévine, d'Emmanuelle Peyronnet ou encore de Cathy Legros), nous nous sommes demandée ce qui faisait l'unité des différentes méthodes existantes pour apprendre aux enfants à philosopher et ce qui justifiait qu'on les rattache toutes à l'apprentissage du philosopher. Nous avons alors émis l'hypothèse selon laquelle ces diverses méthodes utilisaient ce qu'on pourrait appeler différents " éléments périphériques " pour réaliser au mieux un unique principe didactique de base, à savoir : " organiser régulièrement une discussion de type socratique en classe ". Ce principe didactique a été développé et théorisé par les travaux parallèles de Matthew Lipman et de Michel Tozzi, entre autres. C'est donc finalement un certain type de discussion que compte instaurer en classe l'enseignement de la philosophie : une discussion de type socratique où la logique d'un individu se voit confrontée à celle des autres, et ainsi contrainte de puiser dans ses propres ressources pour se justifier.
En quoi cet exercice développe-t-il le raisonnement des enfants ?
Le modèle socratique
On peut considérer que le dialogue socratique consiste à examiner la validité du discours de son interlocuteur à travers un jeu de questions et de réponses. Cet art consiste à soumettre les réponses des interlocuteurs à la " force du logos ", ou encore à l'examen de la raison. Dialoguer consiste à poser des questions et à y répondre tout en exposant les raisons de ce que l'on affirme. Le but du dialogue est de " mettre à l'épreuve la vérité, aussi bien que nous-même ".
Environnement et raisonnement
Dans son étude sur Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, Jean Piaget remarque que le développement du raisonnement est fonction du degré de socialisation de l'enfant. Car ce n'est que dans le dialogue avec autrui que la pensée de l'enfant sort de son égocentrisme premier pour produire une argumentation convaincante : " Le raisonnement est toujours une démonstration ; si donc l'enfant reste longtemps étranger au besoin de démontrer, il va de soi que sa manière de raisonner s'en ressentira ".
La pensée égocentrique est celle qui ne ressentant pas le besoin faire la preuve de ce qu'elle avance, pose également que sa pensée est évidente pour tous. C'est une pensée qui n'a encore pris conscience ni de la singularité de sa propre pensée, ni de celle des autres pensées. Pour développer le raisonnement de l'enfant, il faut donc l'obliger à sortir de cette égocentricité et à se frotter à la pensée d'autrui : " Le principal facteur qui pousse l'enfant à prendre conscience de lui et des motifs qui le déterminent, c'est le contact et surtout l'opposition avec la pensée des autres ". Autrui apparaît comme le médiateur de la conscience que nous avons de nous-mêmes, conscience qui se développe proportionnellement à la conscience que nous prenons de la singularité d'autrui. Cette prise de conscience de soi-même et de l'autre ne se réalise que dans une rencontre discursive où un discours s'oppose à un autre discours, ou du moins remet en cause sa pertinence.
La socialisation de l'enfant est donc présentée comme la condition de possibilité du développement du raisonnement de l'enfant : " Le besoin de démonstration (...) est un produit de la vie sociale. La démonstration est née de la discussion et du besoin de convaincre ". Or, l'enseignement de philosophie aux enfants propose précisément d'organiser cette rencontre discursive avec l'autre et de lui aménager un espace où elle bénéficie d'un temps nécessaire pour que chacun ait la possibilité d'être interpellé par une pensée étrangère et ainsi prendre conscience de lui-même et de la nécessité de se justifier.
Habitude et compétence
C'est pourquoi nous nous référons ici au concept aristotélicien d'hexis selon lequel c'est par l'exercice que l'on contracte une habitude qui se confond petit à petit avec notre propre nature. C'est en s'habituant à exercer son esprit critique, que l'on devient soi-même critique de nature. L'" habitude " que l'on souhaite leur faire contracter est donc tout simplement celle du chercheur qui exerce son esprit critique et affronte de nouveaux défis sans forcément détenir préalablement les moyens de les résoudre mais qui va s'efforcer de les élaborer.
En quoi cet exercice développe-t-il la socialisation des enfants ?
La socialisation : un exercice, une pratique
On retrouve donc ici pour la deuxième fois le concept aristotélicien d'hexis : de même que c'est en s'habituant à conformer son action aux actions vertueuses que l'on devient soi-même vertueux, de même c'est en forgeant qu'on devient forgeron, de même, c'est en s'habituant à adopter un comportement respectueux que l'on devient soi-même citoyen. D'où l'idée, chez Aristote, que nous sommes responsables de nos " habitudes " puisqu'il suffit de s'y exercer, et qu'elles sont sujettes au blâme et à la louange.
Socialisation et réflexion
Car ce n'est que dans l'échange philosophique que les enfants ont la possibilité de réfléchir sur leur propre conviction et sur celle des autres. Au fil de la discussion, l'enfant apprend à connaître l'autre, à admettre sa différence et à la comprendre, même s'il n'y adhère pas. C'est en s'habituant à adopter un comportement respectueux que l'on devient soi-même citoyen. D'où l'idée, chez Aristote, que nous sommes responsables de nos " habitudes " puisqu'il suffit de s'y exercer.
La philosophicité de la discussion : un double aspect
Conclusion
Marie Agostini, doctorante en philosophie pour enfants, UMR ADEF, Université de Provence, agomarie@free.fr
Bibliographie :
- ARISTOTE (1967), Éthique à Nicomaque, Vrin.
- DEWEY J. (1925), Comment nous pensons, Flammarion ; (1967), Logique, la théorie de l'enquête, PUF ; (1968),Experience and education, Macmillan publishing, New York ; (1972), My pedagogic creed, in The early works: 1882-1898, tome 5 : 1895-1898, Carbondale IL : Southern Illinois University Press.
- DIXAUT M. (2001), Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues platoniciens de Platon, Vrin.
- LIPMAN M. (1995), A l'école de la pensée, De Boeck & Larcier, Bruxelles ; (1988), Philosophy goes to school, Temple University Press, Philadelphia.
- PIAGET J. (1993), Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, Broché.
- PLATON (1929), LeBanquet, Les Belles Lettres ; (1997), Euthyprhon, GF Flammarion.
- TOZZI M. (1995), Penser par soi-même, initiation à la philosophie, Lyon, Chronique Sociale
- AURIAC E. et DANIEL M.-F. (2005), L'approche psychosociale des discussions à visée philosophique, inDiotime-L'Agora, n° 24.
- COMTE D. (2000), Quand la communication est pédagogique, le rituel canalise la parole, in Cahiers Pédagogiques, n°380.
- CONNAC S. (2004), Des discussions à visée philosophiques dans les classes coopératives en réseau d'éducation prioritaire, Présentation au colloque national de l'innovation (La Grande Motte, avril 2002), in Diotime-L'Agora, n° 21 ; (2005), Des discussions à visée philosophique en classe unique et coopérative, in Diotime-L'Agora, n° 27.
- DASSIN J. (2004), Les ateliers de philosophie et la pédagogie coopérative à l'école primaire, in Diotime-L'Agora, n°23.
- DELSOL A. (2000), Un atelier de philosophie à l'école primaire, in Diotime-L'Agora, n° 8.
- LEGROS C. (2003), Six chapeaux pour penser, in Diotime-L'Agora, n° 17 ; (2004), La culture comme travail de l'imaginaire, in Diotime-L'Agora, n° 20.
- LEVINE J. (2001), L'atelier philosophique AGSAS, in Je est un autre, hors série.
Ouvrages :
Articles :
(2) Presque tous les chapitres d'Harry Stottlemeyer discovery aboutissent à la découverte d'une règle de logique, les romans qui précèdent celui-ci (Elfie, Kio and Gus et Pixie) préparent à l'apprentissage de la logique, et dans ceux qui le suivent (Lisa, Suki et Mark), on retrouve des applications de ces règles à des domaines spécifiques de la philosophie (l'éthique, l'esthétique et la politique).
(3) Dewey J., My pedagogic creed, p. 87.
(4) Dewey J., Experience and education, p. 41-44.
(5) Delsol A., Un atelier de philosophie à l'école primaire.
(6) Lévine J., L'atelier philosophique AGSAS.
(7) Auriac-Peyronnet E., La mise en place de dialogues philosophiques au CM2 : analyse interlocutoire d'un dialogue scolaire, Psychologie de l'interaction, en collaboration avec M.-F. Daniel.
(8) Legros C., Éthique de la discussion, en collaboration avec M. Bastien.
(9) Lipman M., A l'école de la pensée.
(10) Tozzi M., Penser par soi-même.
(11) Dixsaut M., Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, p. 16.
(12) Platon, Protagoras, 348 a.
(13) Piaget J., Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, p. 11.
(14) Piaget J., ibid., p. 33.
(15) Piaget J., ibid., p. 28.
(16) Piaget J., Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, p. 21.
(17) Disposition permanente, habitude.
(18) Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 4, 1103b 16.
(19) Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 4, 1103b 16.
(20) Aristote, ibid..
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